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Même si le cloisonnement entre les côtés gauche et droit de notre cerveau est fluide, le mode de connaissance que Betty Edwards appelle le mode-D (mode du cerveau droit) est écrasé par le mode-G (mode du cerveau gauche) dans notre civilisation moderne et nous éloigne de ce que Lewis Carroll appelle la «présence des fées».
Vous vous fichez certainement des fées mais si vous êtes doués en dessin, comme on dit, c'est qu'elles sont proches de vous. Si, au contraire, vous souffrez de ne pas savoir dessiner, de ne pouvoir tracer sur le papier les images qui apparaissent dans votre cerveau, si dessiner ou peindre vous répugne ou vous fait peur, c'est que le mode-G empêche le mode-D de respirer. Liberté pour le mode-D et bienvenue aux fées !
Grâce à misha de Libres-Ailé(e)s, je suis en train de lire deux livres de Betty Edwards, traduits de l'américain :
Betty Edwards enseignait le dessin dans les années 1970-1980 (et jusqu'à sa retraite en 1991) et c'est ainsi qu'elle en est arrivée à proposer une pratique appuyée sur une théorie pour libérer le mode-D et nous apprendre ainsi à dessiner. Le dessin permet la libération du mode-D.
L'incapacité à dessiner est analogue, selon elle, à la dislexie mais «le dessin, à l'inverse de la lecture et de l'écriture, ne constitue pas une condition de survie dans notre contexte culturel» (DCD, 62). Donc, on ne s'en préoccupe pas, en général.
Les dissections gluantes et sanguignolentes ne me ragoûtent pas et l'image du cerneau de noix pour illustrer notre cerveau me plaît davantage. Il est aussi possible d'utiliser une autre image, celles des hémisphères. L'hémisphère gauche et l'hémisphère droit de notre cerveau ont chacune des fonctions différentes. Cependant, la science évite la localisation trop rigide des différentes fonctions. Il vaut donc mieux laisser tomber les deux bouts de cerneau et parler de deux modes de connaissances, le mode Gauche et le mode Droit, comme le fait Betty Edwards dans son second livre (VDC, 37).
Le mode-G et le mode-D illustrent la dichotomie de notre perception et de notre connaissance du monde. En un mot, le mode-G, c'est la science et le mode-D, c'est l'art (intuition, illumination). Un grand scientifique comme Einstein ou Hubert Reeves est un être capable de combiner les deux modes. Dans notre vie commune, cependant, la dichotomie est presqu'entière.
Le mode-D nous permet de voir «comment les choses se présentent dans l'espace et comment les parties s'assemblent pour former un tout». Dans le mode-D, «nous comprenons les métaphores, nous rêvons (…). Quand quelque chose nous semble trop compliqué à décrire, nous sommes capables de l'exprimer par gestes. Nous sommes capables de dessiner l'image de nos perceptions». (DCD, 35)
Le mode-D nous permet de nous représenter des choses imaginaires, uniquement perceptible à l'œil de l'esprit. Nous sommes ainsi capables «d'évoquer une image, puis de la «regarder», de la «voir», comme si elle était «vraiment là».» (DCD, 37).
Nous devons au mode-D nos «sursauts de clairvoyance» (formule bien trouvée, DCD, 35).
Le mode-D est considéré comme plutôt gauche (dans le sens d'inadapté, maladroit). C'est un mode mineur et silencieux, tandis que le mode-G est un éternel bavard.
[Le mode-D] ne répond pas à un contrôle verbal très précis. Il est impossible de le raisonner. Il ne permet pas de sérier, c'est-à-dire de franchir la première étape en premier lieu, puis de franchir la suivante, puis encore la suivante. Il peut commencer n'importe où ou prendre tout à la fois. Il n'a pas une notion claire du temps et ne semble pas comprendre ce que veut dire «perdre son temps», à l'inverse du [mode-G], sage et méritant. Ce [mode-D] ne convient pas pour les classifications et les définitions. Il semble considérer les choses telles qu'elles sont à l'instant présent ; il prend les choses comme elles se présentent, dans leur étrange et fascinante complexité. Il ne convient pas non plus pour l'analyse et l'abstraction de caractéristiques dominantes. (DCD, 35)
Le mode-G cause, analyse, compte, «marque le temps, programme ses opérations par étapes, rationnalise conformément à la logique» (DCD, 36).
Ce mode-G, verbal et dominant, ne veut pas recevoir trop d'informations à propos des choses qu'il perçoit — juste les informations nécessaires pour identifier et classifier. [Il] procède par coups d'œil rapides (…). Le cerveau étant le plus souvent surchargé par l'afflux d'informations, l'une des principales fonctions [du mode-G] consiste, semble-t-il, à écarter une large proportion de données perçues. Ce procédé est indispensable pour nous permettre de concentrer notre réflexion (…). Le dessin, en revanche, exige que nous regardions les choses longtemps, pour saisir des monceaux de détails et enregistrer autant d'informations que possible — l'idéal serait de tout enregistrer, comme Albert Dürer a tenté de le faire dans [son Étude pour le Saint Jérôme, 1521] (DCD, 76-77)
À gauche, les fonctions du mode-G, à droite, les fonctions du mode-D :
Voici, en détail, les fonctions propres au mode-G, selon Betty Edwards (DCD, 40).
Voici, en détail, les fonctions propres au mode-D, selon Betty Edwards (DCD, 40).
La dichotomie est théorique car en fait la plupart des activités requièrent plusieurs fonctions propres à l'un et à l'autre mode de perception. Voici quelques exemples :
La psychanalyse de Freud explore l'irruption dans le discours du dérapage (lapsus) et l'interprétation par la parole ou par l'écriture des enchaînements insensés des images dans un rêve pour en faire un tout qui a du sens.
Chez Lacan, les tentatives pour donner la parole à l'inconscient s'appuient sur l'analyse des revers ou de l'envers du langage.
En rédigeant des articles ou des billets d'une certaine longueur, qui vous demandent de la concentration, il se peut que vous perdiez la notion du temps, que vous soyez comme absents au monde et que tout devienne silencieux autour de vous comme dans un paysage de neige. Pourtant, en écrivant, vous utilisez le mode verbal et soudain vous voilà passés dans l'intemporel du mode-D.
Lewis Carroll, professeur de mathématiques et auteur d'Alice au Pays des merveilles, a publié vers la fin de sa vie deux livres de mathématiques ainsi que Sylvie et Bruno, œuvre de fiction qui explore, d'un côté, la féérie et, de l'autre, un monde bien réaliste.
Ce qui est difficile à atteindre, c'est l'équilibre des deux modes G et D et le passage aisé d'un mode à l'autre pour répondre à tel moment ou à tel aspect d'une activité. Bien souvent, je sens que le mode-G est actif alors qu'il bloque telle étape ou tel aspect de mon activité et que le mode-D est omniprésent à un autre moment où il ne fait qu'encombrer le passage.
L'ambition de Betty Edwards est de nous apprendre à laisser le champ libre au mode-D et à passer d'un mode à l'autre. En suivant ses instructions et après quelques dessins préliminaires recommandés, j'ai copié un dessin de Picasso, Portrait de Léon Bakst, 1922 (VDC 27) qui est présenté dans le livre. Le dessin est renversé par Betty Edwards, la tête du personnage est donc en bas. Le mode-G ne voit pas bien à l'envers et se retire. Le mode-D est tout à son aise, à suivre les lignes du dessin sans s'occuper de nommer ce qui se dessine et sans recourir à des symboles du style «l'oreille se dessine comme ceci». J'ai dessiné ce que je voyais, c'est-à-dire de très nombreuses lignes, lentement, avec beaucoup de reprises, de gommages, pour arriver à copier exactement chaque ligne. Quelle surprise en retournant la feuille de voir que la copie était presque conforme, que toutes ces lignes bizarres avait fabriqué un dessin réaliste ! Auparavant, je n'ai pratiquement jamais pu dessiner quoique ce soit qui ressemblât à quelque chose.
J'en ai profité pour peaufiner ma représentation du mode-G, commencé au crayon, sur Inkscape qui est très plaisant (mode de dessin vectoriel). Voyez le résultat : Représentation du mode-G. En revanche, le mode-D en image n'est pas prêt, la fantaisie et le mouvement étant plus difficiles à représenter quand on est «nul en dessin» (vautrons-nous dans les idées toutes faites), même en imagination.
Les fées n'ont pas envie de séjourner en cet austère billet. Je les invite dans un prochain billet, consacré à trois citations bien différentes de contenu et de ton, d'auteurs qui n'ont rien à voir entre eux, dans trois contextes et trois époques dissemblables. Elles illustrent toutes trois, à leur manière, la présence des fées.
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