Mozilla, GNU/Linux, le Libre (et les femmes ?)
Un site web francophone a publié des recettes pour faire du pain sans pétrissage avec des photos. Et pour accompagner tout ça, des revendications de propriété intellectuelle qui interdisent de copier et de diffuser sur le web textes et photos. Voilà une bonne matière à réflexion
Les recettes de cuisine nous rappellent la recette du Logiciel libre, analogie utilisée pour nous faire comprendre ce qu’est le Logiciel libre.
En l’occurence, les recettes de cuisine ne sont pas des inventions d’un auteur car elles sont le produit d’une culture ou d’un mélange de cultures en étant transmises et modifiées de mille façons, au fil du temps :
Des photos très ordinaires de pains sur un torchon à carreaux, servant de simples illustrations à des recettes n’ont vraiment rien à voir avec des tableaux de Chardin, dont les œuvres, du reste, appartiennent au domaine public — certains musées apposent pourtant leur droit d’auteur sur les photos des tableaux qu’ils conservent dans leur collection, ce qui s’appelle du « copy fraud ». Quant au Google Art Project, c’est carrément une confiscation de l’art entré dans le domaine public.
Un musée doit certes payer le photographe pour son travail mais ces photos d’œuvres d’art ne sont pas à leur tour des œuvres d’art, pas plus que mes photos de pain, même si j’ai appliqué un calque à l’une ou l’autre d’entre elles, dans GIMP, et que je les ai toutes redimensionnées … La belle affaire
Le droit d’auteur donne lieu à bien des abus mais la propriété intellectuelle est un abus de langage et c’est tout simplement une imposture.
Voici Richard Stallman, un hacker américain, fondateur du mouvement du logiciel libre, dénonçant paisiblement et en français l’absurdité de l’expression « propriété intellectuelle » :
Il y a beaucoup d’expressions de propagande qui sont des mauvais noms. Et quand il y a un mauvais nom, c’est facile à corriger, on choisit un autre nom. Donc, si eux disent « pirate » ou « piraterie », moi je dis « partage ». C’est facile. J’ai remplacé un nom par un autre nom. Mais le problème, avec ce faux concept de « propriété intellectuelle », est beaucoup plus profond. On ne peut pas dire la chose que les autres appellent « la propriété intellectuelle », parce qu’il n’y a pas de telle chose. Cette chose n’existe pas. Voici l’erreur, voici la confusion. Donc, remplacer le nom ne suffit pas, et dire la chose que les autres appellent « propriété intellectuelle » ne suffit pas, parce que l’erreur est dans supposer qu’il y ait une telle chose. — déc. 2010, transcription par l’April.
Voici maintenant Albert Jacquard réfléchissant l’analyse de Stallman dans l’image de l’arc-en-ciel qui n’a pas plus de réalité que la propriété intellectuelle :
[…] Chaque fois que je parle d’arc-en-ciel, je parle d’un objet dont je peux dire que je l’ai perçu, mais dont je sais pertinemment qu’il n’existe pas. Par conséquent, je ne vais pas élaborer toute une législation à propos des arcs-en-ciel. À qui appartient-il cet arc-en-ciel que vous, vous voyez, que moi je vois ? Je l’ai vu avant vous ; vous l’avez vu après moi ; c’est moi qui suis le premier. C’est de l’absurdité. […] derrière le mot « propriété intellectuelle », se camoufle, au fond, un désir de tromper. Parler de « propriété intellectuelle », c’est parler un, de propriété, deux, d’idées, d’intelligence, et à chaque fois on ne sait plus de quoi on parle. […] propriété signifie mise à l’intérieur du système économique, […] donner du sens à la valeur d’une idée […]
L’activité intellectuelle, comment est-ce qu’elle se déroule ? Comment est-ce qu’elle peut déboucher sur le monde de l’appropriation ?Chaque fois que j’ai une idée, cette idée, elle s’est forgée en moi, bien sûr, mais cette idée elle a été provoquée, très certainement, par le contact avec un autre, qui disait peut-être le contraire, qui disait la même chose, mais, en tout cas, ce qui me rend intelligent, c’est ma capacité à rencontrer l’autre et non pas ma capacité à imaginer tout seul comme un grand, des idées nouvelles. — déc. 2010, transcription par l’April, abrégée par mes soins et avec mes soulignages.
Rajoutons qu’une idée vient de la culture que nous avons reçue de notre famille ou de notre entourage, des cours que des professeurs nous ont donnés, des livres que nous avons empruntés à la bibliothèque publique, et, comme le dit A. Jacquard, de nos conversations et confrontations avec les autres.
À propos d’idées, voici Albert Einstein répondant à une question du poète Paul Valéry : « Oh ! une idée, vous savez, c’est si rare ! »
Ailleurs, Einstein explique l’idée la « plus heureuse de sa vie » (1907), qui l’a mené à sa théorie de la relativité (et des ondes gravitationnelles) :
J’étais assis sur ma chaise […] Je compris soudain qui si une personne est en chute libre, elle ne sentira pas son propre poids. J’en ai été saisi. Cette pensée me fit une grande impression. Elle me poussa vers une nouvelle théorie de la gravitation. — cité par Étienne Klein (physicien et docteur en philosophie des sciences), La Croix, 21/01/2016.
« La propriété intellectuelle », c’est aussi, comme le rappelle A. Jacquard (voir plus haut),
des appropriations monstrueuses, comme l’appropriation de la possibilité de guérir quelqu’un avec un nouveau médicament.
Nina Paley, artiste américaine qui fait des films d’animation et des petites bandes dessinées (Mimi & Eunice), a montré dans deux exposés l’inanité du droit d’auteur et la censure qu’il exerce sur les artistes (voyez plus bas).
De son point de vue, les licences libres n’ont pas même lieu d’être car elles ne font que renforcer notre attention au droit d’auteur. Par exemple, le contenu de mon site Libre-Fan est sous licence libre CC-By-SA. Cela veut dire que vous pouvez tout copier et tout modifier mais vous devez citer l’auteur, libre fan, et vous ne pouvez distribuer le contenu modifié ou non que sous la même licence.
Vous devez donc prêter attention à la licence, retrouver le nom de l’auteur et le citer. Il y a un petit paragraphe dans le pied de page de chaque page de Libre-Fan pour expliquer le sens de la licence. Il reste que si je ne mettais pas de licence libre, le droit d’auteur s’appliquerait selon la loi française et priverait les internautes de tout droit, sauf du droit de lire et du droit de réponse. Et si je mets la licence Domaine Public (CC0), quelqu’un pourrait s’approprier le contenu en le publiant sous un droit d’auteur conventionnel. Évidemment, Libre-Fan n’intéresse personne mais c’est simplement un exemple.
Bref, la « propriété intellectuelle », c’est du flan mais ça ne se mange même pas, contrairement au pain que voici enfin.
Sur le site web affichant mentions de « propriété intellectuelle » étaient inclus des liens vers celui de Jeff et Zoë. Jeff Hertzberg est médecin, Zoë François, une célèbre pâtissière. Tous les deux sont américains.
Jeff a redécouvert l’art de faire du pain sans pétrissage, l’a partagé avec Zoë, qui a été convaincue malgré la longue et respectable tradition du pétrissage.
Depuis plusieurs années, les deux compères partagent avec enthousiasme cette heureuse redécouverte avec leurs lecteurs, à travers leurs articles, leurs vidéos, leurs réponses aux nombreux commentaires.
Mais par ailleurs, ils ont publié plusieurs livres, et notamment une seconde édition revue et corrigée. Et les voilà prisonniers du droit d’auteur. En effet, leur éditeur leur interdit de publier des recettes complètes sur leur site et leur donne des directives strictes pour répondre aux lecteurs. Jeff s’en excuse ici et là dans les commentaires.
Leurs livres se vendent pourtant très bien et se vendraient même comme des petits pains sous licence libre, et des acheteurs rachètent en plus la 2e édition qui corrige la 1ère.
Jeff n’a pas la prétention d’avoir inventé le pain sans pétrissage.
Le premier livre publié aux USA sur le sujet est apparemment celui de Suzanne Dunaway, No Need To Knead, en 1999.
Mais la tradition oubliée ou négligée du pain sans pétrissage existe depuis bien plus longtemps et vient peut-être d’Italie, le pays de toutes sortes de pain, comme le montre Suzanne Dunaway dans son beau livre.
Le sous-titre d’un des livres de Jeff et Zoë, ainsi que le slogan de leur site web, est un hommage au livre de S. Dunaway. Au lieu du sous-titre « Handmade artisan bread in 90 minutes », ils ont écrit « Artisan bread in 5 minutes a day » — toujours plus vite… « À l’Américaine ! », dirait le facteur de Jour de Fête.
En fait, le pain sans pétrissage prend bien plus de temps que le panification traditionnelle mais ce n’est pas votre temps et votre labeur, c’est la pâte qui fait le boulot, avec le temps.
Vous trouverez sur le web moult vidéos, moult recettes, moult conseils. Un bonne partie de l’Amérique du Nord semble s’être mise au pain sans pétrissage.
Et tout ça est arrivé jusque dans notre chaumière dans un coin de France.
Nous avons réussi à faire du pain facilement et agréablement grâce à tous les gens qui ont partagé leurs recettes sans se préoccuper de ce fantasme de propriété intellectuelle.
L’idée du pain sans pétrissage est de mettre très peu de levure, beaucoup d’eau et de laisser la pâte lever lentement et longtemps. C’est le temps qui travaille la pâte.
Pas besoin de mettre les mains à la pâte ni de vous mettre dans le pétrin.
Pour en savoir plus, lisez Le pain sans pétrissage fait recette.
Voici deux natures mortes avec du pain (et ce qui l’accompagne, le vin et le couteau), l’une, d’Albert Anker qui date de 1896, et l’autre, de François Barraud, qui date de 1930 environ :
Ces deux peintures avec du pain forment une transition pour vous introduire au « mème » de Nina Paley, ci-dessous. Quant au couteau qui déborde de la table, vous en trouverez d’autres exemples en fouillant dans Wikimedia.
Très court métrage d’animation sans paroles pour servir de « mème » et montrer que la création d’œuvres d’art se fait par imitation, modification, récupération, opposition.
Sans même parler de l’art comme mimesis…
All Creative Work Is Derivative — sur Framatube (c’est pas du tout Youtube).
Mini-conf’ : « Make Art Not Law » et les sous-titres français — sur Framatube.
Pour télécharger cette mini-conf’, « Copyright Is Brain Damage » (oct. 2015), sans aller sur Youtube, passez par le petit programme libre et malin youtube-dl :
youtube-dl -f webm https://www.youtube.com/watch?v=XO9FKQAxWZc
En guise de conclusion, une parole pas toute récente et un tableau bien plus ancien pour tancer notre époque (décrite en quelques traits épars dans Le Petit Livre Vert) :
Quand j’vois un étranger qui arrive, puis qui mange du pain, j’dis : « ça c’est Mon pain ! »
Puisque j’suis français, et puis il mange du pain français, donc c’est MON pain à moi.
Vous aurez reconnu Fernand Raynaud dans son sketch « Le Douanier ».
Le tableau ci-dessus, (Italie, XVIIème siècle), représente le repas à Emmaüs, d’après un épisode de l’Évangile de Luc. Ce n’est pas le plus beau tableau de cette scène (Le Titien, par exemple, en a fait une petite cène) mais il montre bien clairement le partage du pain. Il y a aussi le couteau avec son manche qui dépasse de la table qui se retrouve dans un tableau bien différent, plus haut.
Par ordre d’apparition :
Pour en savoir plus sur les licences libres : Licence libre Creative Commons.
À suivre, un article sur le partage des œuvres …
En attendant, vous pouvez lire Le pain sans pétrissage fait recette
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