Sur le Web : William Blake en prédicateur du XIXe

Au dos d’une jolie carte, une citation m’a donné à réfléchir, à chercher et à lire.

La voici :
 « Je suis debout au bord de la plage.
Un voilier passe dans la brise du matin et part vers l’océan.
Il est la beauté, il est la vie.
Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.
Quelqu’un à mon côté dit : il est parti.
Parti vers où ? Parti de mon regard, c’est tout !  (William Blake) »

Étant liée à William Blake, auquel elle est attribuée, cette citation a fait surgir un vieux souvenir de la philosophie de Berkeley. Quand je ne regarde plus quelque chose, est-ce que cet animal, cet arbre, cette femme existent encore ou basculent-ils dans le néant ? Quelle certitude ai-je qu’ils existent hors de mon regard ?
Ce souvenir, cette interprétation et cette paraphrase sont probablement erronés mais je continue plaisamment. Le monde existe-t-il hors du sujet qui le regarde ? La conclusion de Berkeley était que Dieu tient le monde en place, donc je peux détourner mon regard sans m’inquiéter de son existence.
J’ai pensé alors à Descartes (chronologie inversée, je sais cela, au moins), qui, après avoir déconstruit toute certitude, reconstruit le monde autour du sujet qui perçoit, grâce à la certitude que Dieu ne peut nous mentir et nous faire voir une illusion complète qui se déroberait sous nos pas ou basculerait dans le vide pendant notre sommeil.
Berkeley dit peut-être aussi que le monde, la nature, n’ont pas besoin de notre regard pour exister, que nous ne sommes pas le centre de l’univers, que notre perception n’est à la fois ni une illusion ni un pouvoir créateur, que notre regard se fond dans la réalité et qu’elle ne la fonde pas (la connaissance de la nature ou de l’univers est ainsi possible).
Et enfin, cela m’a fait penser à Lévinas pour qui le regard, me semble-t-il, fonde l’autre. Si je détourne mon regard de l’autre, il se fond, s’enfonce, dans le néant. Mais c’est peut-être même l’autre qui me fonde par le regard que je lui porte.
De retour de cette promenade à l’heure du midi, ce « Noon » immobile et silencieux cher à Emily Dickinson, j’ai poussé la porte pour aller chercher si la citation initiale est vraiment tirée d’un poème de William Blake. Je n’en ai jamais lu en traduction et cet extrait ne me paraissait pas sonner comme des vers de Blake, malgré mes souvenirs bien lointains. Le web francophone répète cette citation et l’attribue à Blake, ad nauseam.

Il est heureux que la Bibliothèque de Dallas (USA) nous offre une rectification et le texte complet en anglais. Ce poème a été attribué de très longue date au Révérend américain Luther F. Beecher, prédicateur, un an après sa mort en 1903, à près de 91 ans. Ce poème est une consolation après la disparition d’un proche, en forme d’accommodement avec la mort : votre cher disparu est toujours là, sur un autre rivage.

Je ne ressens pas du tout cela. La mort est pour moi un abîme infranchissable, même par la pensée. C’est la fin du temps.
Il est trop tard pour que ma mère aille dans une meilleure maison de retraite, avec un grand jardin, des arbres, des merles et des fleurs.
Il est trop tard pour l’emmener en excursion à bord d’un petit train, puis en poussant sa chaise roulante, jusqu’au sommet de la montagne.
Il est trop tard pour l’emmener passer quelques heures heureuses dans le « pays » où elle avait ses racines, avec les rares amies de sa vieillesse.
Il est trop tard pour l’emmener au cimetière planter des fleurs car à présent, seul le granit atteste de sa présence de poussière.
Il est trop tard pour, pendant les heures de la nuit et du petit matin avant la mort, continuer à lui tenir la main, à réciter des prières avec elle, à lui lire des psaumes ou à lui raconter quelques souvenirs d’une façon inédite. (parce qu’on ne vous laisse pas rester la nuit que vous redoutez être la dernière).
Il est trop tard pour faire tout cela que je n’ai pas fait.

Tout est trop tard. Rien n’a été refait ni réparé. Il n’est plus temps. Le temps n’est plus.
La mort engloutit le temps, le fait sombrer dans l’irrépérable et l’irrévocable. La consolation ne vient pas de la négation de l’abime, même si l’on croit à la vie éternelle.
Tout comme ma mère morte depuis quelques heures m’a paru respirer par instants, la vie ne s’en va pas immédiatement et la vie éternelle ne débarque pas tout d’un coup.

Il faut laisser nos morts partir dans l’abîme — il nous faut, à nous vivants encore, du temps, avant de ressentir une présence, peut-être de nos morts, légère, ponctuelle, évanescente, parfois illumination fugace.

Il faut laisser nos morts partir dans l’abîme — il faut aussi qu’ils nous laissent demeurer sur notre vieille terre de poussière et dans notre vieux temps poussiéreux, pour que plus tard, nous ressentions leur présence, peut-être, peut-être inquiète, rassurée, bienveillante, prête à nous aider dans notre vie terrestre ?

Pour finir, deux ou trois poèmes d’Emily Dickinson, au lieu de William Blake qui est dans un carton inaccessible …


Référence : Page de la bibliothèque de Dallas, avril 2014.